11 février 2007

"Fat culture", le retour

Photographie de Joel-Peter-Witkin ©
Alternates for Muybridge, San Francisco, 1984


Une culture de la grosseur, une fat culture ? Moi ? Je n'y crois pas un instant. Et ne la souhaite pas non plus. Une culture de la différence, oui, mais alors une différence au sens large, bien plus qu'XXL... Cette culture des freaks existe d'ailleurs déjà, depuis belle lurette, avec des gens qui, sciemment, s'exposent, aux côtés ou en marge des beaux, minces, grands, pas trop noirs de peau, histoire de montrer qu'ils présentent une esthétique intéressante, eux aussi, sans pour autant revendiquer le droit à paître avec les moutons dans les champs minés des grands médias. Est-ce que les peintres, les photographes, les romanciers, les poètes n'ont pas, de tout temps, fait à leur manière l'éloge des défauts de leurs modèles et de leurs muses, tentant collectivement de capter l'humanité dans toutes ses postures, dans tous ses débordements, dans toutes ses errances et différences ? A vrai dire, ce qu'exprime en filigrane le point de vue de Deeleigh, exposé dans l'un de mes billets précédents, me donne un peu froid dans le dos : ainsi, pour se sentir le droit d'exister individuellement quand on est hors norme, il faudrait avoir la possibilité de se voir et de se regarder dans le miroir aux alouettes des médias de masse, comme Monsieur Tout-le-monde et Madame Tout-un-chacun ; il faudrait que le hors norme entre dans la norme... Triste perspective, non ?

Et puis... qu'est-ce qui pourrait bien fédérer les gros ? Deeleigh y répond elle-même : rien. Ce qui fédère les gays, c'est quelque chose d'autrement plus lourd, culturellement parlant, qu'un paramètre physique : c'est une sexualité différente et, par conséquent, une manière différente d'aborder la séduction, qui est sans doute rien moins que ce qui régit le monde, au même rang que l'argent.

De quoi souffrent les grosses et les gros, au fond ? De ne pas plaire. Sexuellement, s'entend. En tout cas, au grand jour. Ne pas plaire sexuellement au grand jour revient, en ces temps régis par l'apparence et le regard d'autrui surmédiatisé, à ne pas plaire tout court, donc à ne pas être exposé dans les vitrines du grand capital des médias, qui ne diffusent pas ce qui pourrait rebuter le chaland lambda. Les vieux et les vieilles le savent bien, eux aussi, et ne s'en offusquent pas, ayant sans doute pour la plupart rangé au vestiaire des souvenirs leurs pulsions de séductions charnelles...

C'est vrai, il en allait de même pour les gays, il n'y a pas si longtemps, mais ils sont devenus des modèles d'esthétisme pour les jeunes hommes (et femmes) d'aujourd'hui, et sont donc devenus "vendeurs". ILS. Pas elles. En effet, à ma connaissance, il n'y a pas dans les grands médias de percée majeure des lesbiennes : le consensus se fait autour de l'esthétique de l'homosexualité masculine, autrement dit de la féminisation de l'homme (ne serait-ce que dans sa manière de prendre soin de lui et de se vouloir séduisant en toutes circonstances). Nombre de gays, d'homosexuels hommes, sont glamour. Les lesbiennes sont plutôt, souvent, aux yeux de Monsieur Tout-le-monde et Madame Tout-un-chacun, tue-l'amour, en regard des critères les mieux partagés dans nos contrées d'occident. Quand elles revendiquent leur orientation sexuelle au travers d'un look particulier, elles appartiennent au monde des freaks que j'évoquais plus haut, inventant, pour certaines d'entre elles, une esthétique subversive qui dérange l'ordre établi.

La séduction dans le monde des gros, c'est par la FA culture qu'elle passe, la culture insufflée par les Fat Admirers, ces hommes (et quelques femmes) sexuellement attirés par la pléthore de graisse. Eux seuls peuvent éventuellement fédérer quelques communautés autour de pratiques sexuelles dans lesquelles la ou le partenaire gros tient lieu d'objet de tous les désirs. Libre à chacun, ensuite, de trouver son compte ou pas dans le fait d'être sexuellement chosifié, d'entrer dans une logique de transgression, à rapprocher peut-être de celle qui régit les rapports BDSM. C'est une culture de l'intime et de l'entrecuisse reliés au cérébral, parmi tant d'autres. Elle n'a nul besoin de reconnaissance publique pour exister dans le secret des alcôves, et ceux qui veulent se rencontrer dans ce cadre particulier disposent maintenant sur Internet de bien des lieux pour le faire. Elle est là et seulement là, la FA...t culture... Le fait que les sites de size acceptance, qu'ils soient français, américains, anglais ou allemands (je ne connais pas les autres), pour peu qu'ils s'éloignent d'une ligne éditoriale axée sur la séduction, ne parviennent pas à trouver d'autres sujets à traiter que tout ce qui tourne autour de la fameuse épidémie mondiale d'obésité, le prouve bien. Entre la crudité pornographique de la plupart des sites de FA américains et le ronron-planplan-bobonne de la plupart des sites français de size, pffff, l'offre est bien pauvre pour qui, comme moi, chercherait juste à faire voir que la norme n'est pas dans les médias de masse, mais bien plutôt partout ailleurs, dans la rue, dans les hypermarchés de banlieue, dans les cafés bruyants, dans nos têtes, dans nos miroirs...

J'ai derrière moi environ trois décennies de grossitude : j'ai été tantôt juste un peu ronde, tantôt grosse, tantôt très grosse... au fil des caprices de mon corps et de son tempérament anarchique. Au cours de ces trois décennies, j'ai eu le temps de m'interroger et de répondre à quelques questions sur moi-même : s'il est vrai que je dois me sentir mieux dans un corps plus mince, pourquoi est-ce que je réintègre systématiquement un poids à trois chiffres, après avoir passé quelques mois aux alentours de "mes" 70 kilos médicalement normés ? Au fond, la réponse est simple, vous savez : tous ces kilos en trop me vont bien. Ils sont moi, à part entière. Ils font ma singularité. Je ne m'en excuse pas. Je n'ai pas besoin de les partager avec d'autres "poids lourds" pour qu'ils me semblent acceptables. Oui, je suis une freak. Je l'assume et le revendique sans tapage, juste par cette lueur dans mon regard, qui dit : Je suis comme je suis / Je suis faite comme ça... Transgressons, transgressons... Il en restera toujours quelque chose. :)

3 commentaires:

Wilfried a dit…

Merci.

Il faudrait avoir la possibilité de se voir et de se regarder dans le miroir aux alouettes des médias de masse - GRRR.

Trangressons, trangressons, trangressons... Tout à fait d'accord. Je crois que se voir dans un miroir fait (Souvent) plaisir... Etre interdit de miroir fait mal.

I'LL BE YOUR MIRROR.

Se voir dans les yeux des autres même si ces autres ne sont que des happy few. Se voir (Comprendre pourquoi cela fait parfois mal de se voir ?).

Tout ça.

Merci.

Anonyme a dit…

Je suis soufflée par la justesse de cet article !

Bravo !

Anonyme a dit…

Ne suis-je que miroir
Et moi ton apahasie ?

Excentricité, poësie et dandysme contemporains
http://lampadophore.blogspot.com